Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa
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Dachau *******

Ils parlent des restes réutilisés. Du savon, des colliers et des lunettes. Des dents en or aussi. Des dents cariées et mortes que des dentistes professionnels et bien pensants avaient comblées d’or pour cautériser la douleur et permettre à la mâchoire de continuer à fonctionner. Déchiqueter la viande, écraser les petits pois. Des dents en or qui avaient remplacé les naturelles là où les naturelles avaient fait défaut. De ces dents en or qui se seraient perdues si on n’avait pas pensé à les récupérer parce qu’après tout c’est de l’or et l’or c’est ce truc qui quoiqu’il arrive vaudra toujours quelque chose. Dira toujours d’une certaine façon à ta femme que tu l’aimes et que tu t’excuses d’avoir baisé un peu partout. Dira toujours à ton banquier que des sous ça t’en a, de quoi remplir de couleur pisseuse et joyeuse tous les coffres de ses entrailles.

L’or comme la chaîne qui relie ma médaille de baptême à mon cou. L’or comme les bagues qui ponctuent les doigts de la grand-mère qui triture les boutons de son Canon. L’or comme le reflet du soleil sur les vitres. Mais non là c’est trop beau. Incompatible. L’or qu’à servi à combler les trous des budgets de pays neutres. L’or qui peut faire taire. L’or qui reste quand tout n’est plus. L’or qui obsède et qui vaut bien plus que toutes les vies humaines.

Se sortir l’image des mâchoires de la tête. Se sortir le rictus de malades mentaux déshumanisés qu’on n’est pas là pour juger. Se sortir l’envie d’exploser les jointures de ses doigts contre le béton armé. On vient ici pour observer, apprendre et éventuellement comprendre. On ne vient pas pour désespérer.

Dachau ******

Ils disaient non mais c’est rien ça. Il y a autre chose au monde, d’autres catastrophes nucléaires. D’autres atrocités. Pourquoi préférer certains martyrs à d’autres. Ils disaient ça sans sourciller, le regard droit. Et il était impossible de leur dire vous avez tort. Pourtant, à être ici comme ça, on se dit que cet incommensurable structure de l’abject a bel et bien fonctionné sur un modèle pragmatique. Que tous les rouages étaient bien huilés, les rendements calculés. Et que la visite c’est pareil, bien programmé. Que finalement c’est pour ça que c’est terrible de venir faire ce pèlerinage. A cause de la rationalité des flux.

On entre par groupes, sortis de bus. Les rails à côté sont là pour être observés pour dire voyez, ils sont venus comme ça, ils sont entrés par là. Et nous on suit, les yeux fixés sur les bâtiments. On ponctue le devoir de mémoire en lisant des prospectus qui nous donnent des chiffres qui ne nous disent rien. On voit, on touche, on respire un air presque identique (hormis l’odeur de chair brûlée). On vit la même expérience. Sauf qu’on a une barre chocolatée quelque part dans nos sacs. Même si on l’a laissée dans le bus. Même s’il s’agit plutôt d’une pomme. On comprend pas et on peut pas comprendre. On peut juste rester là les bras ballants à se dire. Ouais, ça se passait comme ça. Comme il le dit. Comme c’est écrit.

Et devant les piles de chaussures usagées on pourrait presque critiquer la société de consommation. Mais pour les mauvaises raisons. Et devant les couchettes en bois qu’on voit dans les baraquements qu’ont été refaits on pourrait presque penser à un chalet. Mais pour des raisons qui sont mauvaises. Parce qu’on est luxe et blonds. Peau claire. Je vous salue Marie. Et qu’on a honte de Marie. Des anges et des saints. Parce qu’on comprend pas et qu’on peut pas comprendre. Parce qu’on veut pas de ça comme héritage. Parce qu’on ne veut pas plus de ça comme perspective. Parce que ça ne devrait pas être et que pourtant ça est. C’est bête à dire putain.

Ava

Happiness, hit her like a train on a track / Coming towards her, stuck still no turning back / She hid around corners and she hid under beds / She killed it with kisses and from it she fled / With every bubble she sank with a drink / And washed it away down the kitchen sink

Ils n’ont jamais voulu nous dire ce que ça faisait d’avoir ce passé-là. Ils nous redirigeaient vers les textes écrits et les films produits sur ça. Ils nous disaient que comprendre, ça n’existe pas. Que les choses sont ce qu’elles sont. Que c’est comme ça. Une histoire de martyr. Un truc du passé dont on ne peut se débarrasser qu’en trouvant un juste équilibre entre mémoire et oubli. Ils savaient Ava. Ava qu’avait l’âge du grand frisson et qu’avait pas pu résister à l’appel du mâle. Beau, blond. Ava qui disait que l’apocalypse était déjà là. Qu’il ne servait à rien de vivre si on ne pouvait faire ça. Se pendre au bras d’un beau mâle blond. Ils ne disaient que ça. Au sujet d’Ava. Qu’ensuite elle était partie là-bas. Que c’était autant la faute de la mère du beau mâle blond que la sienne, à Ava. Etant donné qu’eux avaient fui.

Pour nous Ava c’est pas grand-chose. Lointain dans le sang. Si Ava n’avait pas fait ça, le beau mâle blond, on ne l’aurait probablement pas connue. Mais Ava avait vécu malgré tout et Ava en était morte, comme prévu. C’est pour ça. Pour Ava et à cause de leur capacité à considérer que c’était prévu. Alors on a pris le train un jour en plein hiver. Nous aussi. On savait pas trop pourquoi. C’était un geste intime. Un geste politique. Un geste dont on n’attendait rien. Le problème une fois sur place : la brume. L’étendue. Le contraire de ce qu’ils nomment « à perte de vue ». Comme des cons, les choquottes. C’était banal : un lieu réel, avec des murs réels, des barbelés réels. C’était atroce : la météo de science fiction. On a ri au moment où on a pensé qu’il ne manquait plus que les monstres dégoulinants. On a ri parce qu’on ne pouvait pas pleurer.

Après on a pensé à Ava et on s’est demandés si marcher sur ses pas pourrait la ressusciter. On s’est surtout interrogés sur l’Histoire. Parce qu’après tout pourquoi pas. La femme prophète. L’apocalypse qu’est déjà là. Dans les baraques à frites, les bus scolaires, les appareils à faire de la photographie. Comme si on pouvait photographier la négation de la mort. Saisir l’ampleur de l’horreur.


Dachau *****

Les mots qui sont forcément de trop. D’un autre côté, ne pas en faire trop. Après tout, c’était la vie ici aussi. Avant la mort. Malgré la mort. La différence c’est que le bus qui nous attend sur le parking est une certitude. Que la casquette pour lutter contre la chaleur personne nous l’enlèvera. Que nos lunettes on les gardera.

C’est juste cette façon de rester en groupe. Serrés. Les coudes pour se rassurer. Les regards qui s’échangent. Les livres qui dépassent des sacs. Parce que la lecture est une bonne façon de combler productivement l’attente de tous les voyageurs. Parce qu’il est difficile de ne pas céder à la tentation documentaire quand on fait un pèlerinage comme celui-là. Parce que le savoir, les chiffres et les histoires sont autant de remparts contre l’oubli. Le problème ici c’est que voir c’est pas savoir. Je peux m’éloigner du groupe. Toucher les murs. M’allonger sur le sol. Je peux courir en hurlant. Ça changera rien à ce qui s’est passé. D’ailleurs. Je ne pourrais jamais le savoir. Ce qui s’est passé. Je pourrais encore moins l’effacer.

Que ce lieu existe. Qu’il existe encore. Qu’il ait été pensé. La rationalité du geste. Son absurdité. Son horrible normalité. C’est efficace. Et tout ce que je dis, tout ce que je vois, tout ce que je sens : la vérité banale. Ce que tout le monde dit et voit. Ce que tout le monde sent. Ce que personne ne peut exprimer. Cet au-delà des mots qui fait que le silence est la seule monnaie d’échange qui soit possible à ce sujet. Ce silence contre lequel il faut pourtant lutter. L’envie de tarter les gosses qui se marrent devant les varices de la mamie qui pleure. L’envie d’aimer les gosses qui se marrent.

C’est que ça semblait assez évident au départ, l’idée de faire ce voyage. Un concours de circonstance. Une possibilité cohérente. Un truc important. Depuis le départ pourtant, tous se regardent et se demandent quelle curieuse divinité les a rassemblés dans ce bus. Comment cette expérience fondamentale de la confrontation au mal va bien pouvoir les changer. Ou peut être qu’il s’agit moins de se changer que de faire l’effort de se déplacer. D’aller vers l’absurdité malgré l’absurdité.

Combat

C’est beau, c’est noir, c’est cuir. C’est un peu comme la Bible : avec le même papier.

Dans la bibliothèque, ouvrages d’histoire, histoires policières, les grandes heures de tout ça. Et puis ton héritage, encore. Dans la bibliothèque, la raison de ta folie, tous ces mots imprimés noir sur blanc comme insensés : comment peut-on penser ça ? Tu crois à la grande tribu des littéraires. Tu crois à l’amour du prochain, à son respect. Tu crois qu’il faut tendre la joue là où on plante le fer, rouge. Tu crois vraiment n’importe quoi.

C’est beau, c’est noir, c’est cuir et c’est relié. C’est un peu comme la Bible : avec les mêmes caractères.

Tu voudrais partager, exprimer mais tu ne sais plus quoi. Tu voudrais dire et comprendre sans savoir pourquoi. Tu voudrais vraiment oublier. Tu sais que ta rédemption est passée par là : elle aime lire. Tu seras donc un homme, mon fils : elle aime lire. Une tasse de thé, une biscotte beurrée : elle aime lire. La lumière allumée, le verre plein : elle aime lire.

C’est beau, c’est noir, c’est cuir et tu ne l’avais pas remarqué. C’est un peu comme la Bible : écrit en doré.

Hurler sans voix. Mordre le néant. Le moi est haïssable quand on vous voit.

Dachau ****

Là c’est le jour et il fait beau, mais la nuit les cris, la pluie et le froid. Et l’odeur, merde, j’en ai eu la nausée tout le trajet, les routes et les arbres me foutaient la gerbe. C’était comme être dans une centrifugeuse, mes tripes au bord des lèvres. J’arrive même pas à imaginer. Faire la queue, payer sa place, patienter : quand est-ce qu’on entre ? Jusqu’où peut-on rire ? Visite d’une heure contre destination absolue, transit contre terminal mais l’accumulation reste la même : nos appareils contre leurs lunettes. Y a-t-il eu des collectionneurs ? Faudrait-il porter l’uniforme, être un homme-numéro pour comprendre ? J’avais beau retourner les situations, décortiquer les phrases, je n’ai jamais compris ce qui a échoué. Ou du moins je l’ai si bien analysé que mon amour ressemblait à ce dortoir vide : des tripes pendantes et sèches. Il n’y a plus de sens lorsqu’on a tout scruté. Et pourtant il fallait dire et faire dire, lui arracher des mots, des raisons : la justification de ce merdier. Plus je voulais nous libérer, plus on s’enfonçait. Un peu comme ici, certains prétendent qu’il aurait fallu laisser tourner le four pour qu’on comprenne, le reconstituer mais ça n’aurait été qu’un pas de plus vers la mort du sens, vers la perte de valeur. Et eux, ici, leur marche lente et leur volonté absolue de compatir. Compatir pour quoi, les amis ? Le vent nous gifle et s’infiltre dans les écouteurs, brouille le discours. La mère du garçon en est folle : elle n’a pas entendu combien de personnes logeaient dans le baraquement. Comme une envie d’accrocher ma peau aux barbelés, de parcourir ce sol nu et pauvre, affamé : une plaie béante et vaine. Le discours convenu, les chiffres : eux aussi, béants et vains.

C’est marrant mais je l’avais pas vu venir, ce trou camouflé dans l’herbe pour piéger ma cheville. Ce sera donc elle et non mon cœur qui me lancera jusqu’au prochain docteur.

Dachau***

Par terre, c’est pareil que la cour de l’école. C’est fermé pareil aussi. Maman dit que non, ce n’est pas une école, mais les gens du bus font la même tête que les enfants à l’école, le « triste » ou le « fait triste » parce qu’en fait, une fois que les parents sont partis, ils sont plutôt contents les enfants. Comme ça, à la maison, les parents sont gentils, les goûters sont bons et les câlins à gogo. C’est R. qui m’a montré comment faire. Il suffit de faire triste le matin et maman voudra bien acheter des bonbons le soir. R. dit « simple comme bavoir. » Même si on n’en porte plus, de bavoir. Mais l’école est finie, la maîtresse a dit « bonnes vacances » sauf qu’ici c’est pas les vacances. Dans le cahier de vacances, il y a la plage, les arbres, les glaces. Ici il y a les glaces mais maman dit que c’est pas le moment. Pourtant il est l’heure, on a mangé dans le bus et j’ai faim. Maman dit que les vacances, c’est pareil pour tout le monde et que j’ai de la chance : je ne serais pas un homme sans cœur. De toute façon, je serais pas un homme : j’aime pas les poils et j’ai pas l’âge. R. dit que ça commence à 18 ans, parfois avant : c’est son père qui lui a dit. Les gens ici, ils regardent maman bizarrement. Même que M. D. a dit quelque chose, « trop jeune ». Maman a rigolé mais je sais qu’ils parlaient de moi, « jeune » c’est moi. Trop, je sais pas, « quand c’est trop c’est tropico », maman dit tout le temps ça. Ils ont peur les gens, ça se voit, ils font les tristes et se regardent sans se regarder. On dirait comme le chat de R. qui saute sur la table pour voler le poulet ou quand il veut des caresses sans les vouloir. Maman dit que comme ça je comprendrais de quoi on parle. Maman dit qu’elle est fière de mon courage mais je comprends pas, le courage c’est Tarzan et les serpents. Il n’y a pas de jungle ici, pas de fusils, juste du soleil et des photos en noir et blanc que j’ai pas le droit de regarder. J’ai envie de dormir.

Maman m’a porté jusqu’au bus et m’a dit que comme ça je pourrais bientôt lire Elie Wiesel et que je pouvais comprendre pourquoi elle aimait pas sa famille, enfin la famille de la famille de son père. Je sais pas trop de quoi elle parle : parfois, elle me fatigue.

Dachau**

Sur place
On a du mal à imaginer, vraiment. On a du mal à imaginer l’horreur. On nous le dit, on le souligne : « atroce, pénible, invivable, inhumain, monstrueux. » On le souligne en rouge, on cadre bien la photo, on exclut l’inutile. Il faut bien qu’on comprenne. Il faut qu’on intègre, il faut dire : « c’est ça l’horreur absolue. » Il faut venir en bus, en voiture ou en train et dire : « Mon Dieu, c’est terrible » même si on est athée. Il faut ressentir. On ne nous dit pas de pleurer. On le tolère. Cela dit, on ne l’encourage pas, non : il faut voir, voir, voir, responsabiliser les jeunes et moins jeunes. Etre conscients. Plus jamais, jamais, jamais ça ne doit arriver. Non. Jamais. Ils pourraient presque nous accuser, ces guides. Et le regard dur de l’autre conne là-bas, ah oui, c’est sûr, elle est de leur côté. Comme si elle savait, elle, l’horreur. Elle va nous dire qu’elle a un copain de la voisine de sa mère qui est un rescapé, que quand on connait un rescapé on sait. Elle va nous dire nos devoirs. Elle va le faire, j’en suis sûre. Ses lèvres serrées comme pour les tenir au chaud, toutes ces phrases qu’elle nous prépare pour le retour. Elle va gifler le premier qui parle, elle n’attend que ça. On dirait même qu’elle a oublié le guide, les baraques, la pluie et l’Histoire. On dirait un vautour. C’est peut être pas sa première fois, peut être qu’elle s’inscrit à chaque fois sur les « Pèlerinages de commémoration et d'éducation » organisés par la municipalité. Peut être qu’elle est partie tous les ans depuis l’origine. Peut être même que c’est elle qui a eu l’idée scabreuse d’initier le projet, emmener les démunis voir les camps, leur offrir la chance de saisir le monde tel qu’il est, réduire la délinquance, éradiquer le racisme, instruire la masse. Ou comment ses bons sentiments et ma nausée font bon ménage. Franchement, je suis sûre que tout ce qu’elle attend c’est de pouvoir en choper un s’écarter du droit chemin pour le lyncher, pour déverser sur lui sa bile.

Le bus
Et merde, elle s’approche. Elle va s’assoir à côté de moi, se plaindre des jeunes.
« Je vous ai vue me regarder. Ça vous l’a fait à vous aussi, ce non-intolérable, ce pire que vide ? Je crois que je m’attendais à tout sauf à ça. »

Dachau*

Chaleur étouffante. Coagulation humaine. Pèlerinage conventionnel, obligatoire, devoir de mémoire. Découvrir ici, sous ce soleil cinglant, la réalité du passé, l’horreur. Panneaux indicateurs, œil en plastique noir pendu au cou, casque explicatif et tout le recueillement du monde.

Il était pas mal, le petit déjeuner de l’hôtel.

Imaginer les corps, imaginer les jeux de pouvoirs, solidarité et trahison. Il faut voir, entendre, comprendre. Ouvrir sa cage thoracique et imprimer des sensations durables, se révolter et faire en sorte que ça ne se reproduise jamais jamais jamais.

Tu n’aurais pas une bouteille d’eau dans ton sac ? Il faut des mouchoirs pour Mamie, elle pleure en répétant inlassablement la même phrase faite de « bébé dodu crochu, communiste ! », je crois que la visite ne lui fait pas de bien.

Baraques brillantes, reconstituées pour durer. Rendez-vous compte, tout avait été prévu ! Comment en serait-il autrement ? Cela dit, la police des panneaux est assez réussie, très art déco.

Nous on a déjà fait Auschwitz et Ouradour, on nous avait dit que Dachau était assez bien conservé et c’est vrai que c’est pas mal fait, la statue dans la cour est très bien mise en valeur. Mais on se contente pas de ces visites, voyez, on regarde aussi pas mal de films sur l’époque. Ce qui nous passionne, pardonnez-moi l'expression, c’est les trains. Le côté vide-plein-vide-plein, leur ballet incessant. Ça fait sortir le problème de la stricte circonférence barbelée, ça l’amène au cœur de nos histoires. Enfin, je ne vais pas vous embêter avec mes théories, c’est très subjectif comme vision. Il est bien votre appareil, dites-donc, ça fait vraiment pro. Vous l’avez payé cher ?

Le four, silence.

Papa, ça peut pas être un four, y a pas de résistances. Maman m’a dit que le danger du four, c’est les résistances, que ça brûle, fait des ampoules, la peau qui craquèle et la douleur. Ici, y en a pas. Tu me prêtes l’appareil photo ?

Les sandwichs au pain de mie, le papier alu qui craque, le beurre fondu et la salade ramollie. On aurait mieux fait d’acheter des pizzas, ils en font à côté de la boutique de souvenirs.

Dachau


Parce que la télévision est le diable et sa programmation notre enfer, il nous est demandé de nous comporter en adultes, de quitter nos fauteuils rembourrés et de nous rendre dans des hauts lieux de sport, de culture et de vie pour compenser l’abrutissement qui nous guette. C’est notre devoir d’êtres humains. C’est que la position statique accentue les risques de mauvaise circulation sanguine, chose dont on se fout jusqu’à ce que ça nous arrive : adieu les gambettes légères et aériennes, bonjour les poteaux. Hommes, femmes, levez-vous, marchez avant que de crever.

En colimaçon autour du bloc, au rythme cadencé par les mouvements de bras des agents, la foule se prépare à son bain de cerveau, à son hygiène de l’intellect, à sa gymnastique synaptique. D’une largeur réduite et d’une longueur éternelle, comme un seul homme, la foule avance, patiente, se prépare : recueillement.

Quand les portes se présentent, les individuels croisent les groupes aux cars, aux casquettes et aux CANON. Quand les portes s’ouvrent la bousculade commence : l’art, la culture, la vie m’appelle, moi, l’élu, le seul à comprendre l’importance de ce qui se passe ici, entre ces quatre murs, en ce lieu conçu et réfléchi pour le plaisir de mes petits yeux velus. Quand les portes sont ouvertes : la cohue, la guerre, la course à la place.

Visite libre, inutile, vide ou plug-in ? Moi, j’suis pas radin, je viens pas là pour faire joli, je veux un guide, un audio guide, un fil d’Ariane, une aide, un soutien, une clef d’entrée et de sortie, une façon de circonscrire les choses qui sont ici pour moi. Moi, j’vais pas faire semblant, j’vais pas flâner, j’vais tout savoir, tout comprendre, tout connaître. Moi, j’perds pas mon temps, je le remplis, j’ai presque fait tous les musées de la ville de Paris. Les numéros suivent un ordre, il y a une façon de faire, une méthode pour appréhender, ça ne se fait pas n’importe comment. C’est bien quand même, une minute par étape, détails chronologiques, détails techniques, mon cerveau enregistre les données, mon existence s’ancre, je suis dans l’univers, l’audio guide est mon ami.

Bon, viens, les toilettes sont par là, mais fais attention, tout le monde va vouloir y aller, tu vas voir, dès qu’ils se seront rendus compte que les toilettes sont proches, tout le monde va avoir envie. Si tu passes derrière le gardien, que tu appuies maintenant sur le bouton pause, tu pourras faire pipi avant les autres. Tu as bien noté ce que tu aimais, ce qui te touchait ? Ce n’est pas tellement la peine de perdre du temps dans la foule, on achètera un bouquin, le catalogue. Et puis, de toute façon, j’ai pris plein de photos.

J’ai un peu mal aux pieds, aussi. Mais il faut finir, il reste un quart du lieu à explorer, on peut pas partir, on va pas revenir pour si peu. Et puis c’est conçu pour une visite, on va pas tout foutre en l’air.

Elle tape sur les boutons noirs.

Quoi, t’entends rien ? Mais monte le son, et mets les deux écouteurs. On s’en fout que la protection soit défectueuse, les gens avant toi avaient des oreilles tout comme toi. Non, tu ne vas pas saigner ! Arrête de jouer avec aussi, le truc est programmé, ça sert à rien de le toucher. Il fallait le dire avant, on l’aurait échangé, là t’as rien compris : regarde, tu pleures, si t’avais eu le guide tout aurait été beaucoup plus supportable.

Passage au magasin : c’est le moment de faire en sorte qu’on en tire quelque chose, de cette visite. Beaux livres, crayons, cahiers, gommes et cartes postales : équivalent physique de la masse de connaissances que j’ai rajouté aux cases neutres de mon cerveau. Je suis un être humain.