Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Dachau**

Sur place
On a du mal à imaginer, vraiment. On a du mal à imaginer l’horreur. On nous le dit, on le souligne : « atroce, pénible, invivable, inhumain, monstrueux. » On le souligne en rouge, on cadre bien la photo, on exclut l’inutile. Il faut bien qu’on comprenne. Il faut qu’on intègre, il faut dire : « c’est ça l’horreur absolue. » Il faut venir en bus, en voiture ou en train et dire : « Mon Dieu, c’est terrible » même si on est athée. Il faut ressentir. On ne nous dit pas de pleurer. On le tolère. Cela dit, on ne l’encourage pas, non : il faut voir, voir, voir, responsabiliser les jeunes et moins jeunes. Etre conscients. Plus jamais, jamais, jamais ça ne doit arriver. Non. Jamais. Ils pourraient presque nous accuser, ces guides. Et le regard dur de l’autre conne là-bas, ah oui, c’est sûr, elle est de leur côté. Comme si elle savait, elle, l’horreur. Elle va nous dire qu’elle a un copain de la voisine de sa mère qui est un rescapé, que quand on connait un rescapé on sait. Elle va nous dire nos devoirs. Elle va le faire, j’en suis sûre. Ses lèvres serrées comme pour les tenir au chaud, toutes ces phrases qu’elle nous prépare pour le retour. Elle va gifler le premier qui parle, elle n’attend que ça. On dirait même qu’elle a oublié le guide, les baraques, la pluie et l’Histoire. On dirait un vautour. C’est peut être pas sa première fois, peut être qu’elle s’inscrit à chaque fois sur les « Pèlerinages de commémoration et d'éducation » organisés par la municipalité. Peut être qu’elle est partie tous les ans depuis l’origine. Peut être même que c’est elle qui a eu l’idée scabreuse d’initier le projet, emmener les démunis voir les camps, leur offrir la chance de saisir le monde tel qu’il est, réduire la délinquance, éradiquer le racisme, instruire la masse. Ou comment ses bons sentiments et ma nausée font bon ménage. Franchement, je suis sûre que tout ce qu’elle attend c’est de pouvoir en choper un s’écarter du droit chemin pour le lyncher, pour déverser sur lui sa bile.

Le bus
Et merde, elle s’approche. Elle va s’assoir à côté de moi, se plaindre des jeunes.
« Je vous ai vue me regarder. Ça vous l’a fait à vous aussi, ce non-intolérable, ce pire que vide ? Je crois que je m’attendais à tout sauf à ça. »

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