Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

 

Tout pour enfin réduire, dissimuler, l’importance de la parole. Désengagée : elle flotte. Et défile là où alors il faudrait lire, agencer les caractères, les arêtes de signes, les constructions, les asseoir. S’évapore en plis de regards, en instants furtifs, à peine perçus, fous, de zygomatiques traitres et tendus, de corps prêts à choir comme l’épi sous la nature du vent. Bêtise. Insupportable bêtise de ce qu’ils furent beaux, de ce que tu étais beau et que toujours un martyr aveugle, toujours un supplicié, un transi. Cela de toi sachant que l’instant serait, qu’il est, qu’il était, et qu’à présent fut : irrattrapable.

Peut-être la carpe sent-elle cela, sortie de l’eau, temps suspendu de sa vie, éclipse, tournant fondamental, pour finalement replonger, sans plus de volonté qu’elle n’en a mis à sortir, à être choisie entre toutes les autres, élue à cet arrachement qui ne se défait pas, ne disparaîtra plus, sera là, dans ses ouïes, ses nageoires, dans chaque ondulation de sa structure, chaque béance de l’orifice qu’elle exhibe tendu hors de l’eau comme on supplie le ciel.

 

je voulais donc nous voulions, et entrée, elle. devant la mer arrivée, un véhicule riche, neuf, qui avait roulé. nous étions arrivées à la mer, elle était là et il était mort. les boutiques et les portes et les perrons étaient, tenaient, une femme nous accueillait que nous payions. nous lui donnions de l’argent, elle, des lits. elle, ses histoires, que nous écoutions en compassion pour ne pas voir, ne pas dire, ce reste impossible de lui et d’elle, troublées par le bruit, le ressac, l’odeur, les galets que nous ne pouvions plus amener, ne pouvions plus faire polir, ne pouvions plus transformer. savais-je peut-être déjà le phare reproduit aux premières pages d’un livre. phare jusqu’alors inutile, ou normal, phare de station balnéaire devenu figure, devenu phare, repère, depuis qu’un livre et qu’un auteur cheminant le prenait pour départ, pour ancrage contre sa folie qui s’annonce là où pour nous se terre. phare. les frites alors, le poisson, le vinaigre sombre, les habitants, les vacanciers, n’appartenant jamais. la pauvre station dont ne restait pour moi, dont n’existait que la poste banche et rouge pour y avoir acheté, peut-être, un cerf-volant. la mer, pour n’y avoir jamais nagé. la mer infinie et grise, jamais regardée, jamais goûtée. les canons, non pour les situer, mais pour y grimper, l’image de mes jambes trop courtes étirée, doigts de pieds tendus, en appui pour s’élancer, s’ouvrir, enfourcher. canons sans histoires, promontoires, blancs, ou noirs, tandis que les potences sont blanches et que les drapeaux claquent à l’horizon un peu éteint de la mer du nord et que l’ambre reste et que l’herbe est verte, entretenue, ponctuée de bancs, de chemins asphaltés, de barrières. toujours à la mer j’ai voulu aller, elle avait demandé, c’est ce que j’avais trouvé : la mer, pour la mettre entre nous. forcément les canons les avoir pensés, avoir entendu dans la tête l’explosion, avoir imaginé la poudre, vu les étincelles, senti la chaleur, toutes les fois califourchon, probablement même un drapeau. à quoi bon. et la mer, cette mer jamais vue, cette plage si peu foulée, ces brise-lames. ce bois sombre et dressé, ces cabines, ces souvenirs qui ne sont pas miens et n’influencent pas, ne peuvent influencer mon rapport à ce lieu, tout au plus me permettent-ils d’être : là.

 

tout à coup rien à coup plus rien à coup, tout

pied pierre course, tout

à coup plus rien à coup tout, tout, rien puis

tombe

poussière soleil plombant

à coup tout  à coup tout rien, à coup

tout à coup tout à coup tout à coup tout

tout tout à coup

rien

tout à coup

rien

chemine, main

tout à coup tout à coup tout à coup tout, tout

c’est une chemise une encolure un drapé, tombant

c’est une nuque, un torse

c’est une peau

c’est

une publicité glacée

c’est une main

c’est un cheveu, il est brun

chemise, mur

le corps tombé, pleurant, avant

 

 

L’a tout de suite aimé·e. Là. Tout de suite voulu·e. C’est ponctuant. Cela ponctue. C’est un souffle, on ne sent pas la veine vieille comme on voulait le corps nu. C’est à vouloir de penser. C’est sa pensée. C’est à penser qu’iel a voulu. C’est à être lui qu’elle s’est tendue. C’est voyant des mains l et quelle colère l de passion, habitées, c’est la délicatesse de mains vieilles de veines vieilles de luttes

et contrariées

et tendues.

Ce sont ces mains parcourues comme autrefois ces yeux. C’est à écrire qu’on peut aimer. C’est à quoi écrire échoue, ce qui échoue, ce fleuve asséché. Ce sont ces peaux si jeunes, ces corps vivants. C’est cela qui tisse et qui scinde et qui d’écume fait désir de salive fait jaillir les lumières et les ratures et les spectres

Ce sont des spectres

Elle pense à ce que l’iode ferait à sa langue – à ce qu’elle ferait fermant le passage, saturant, à ce pour quoi la prendrait, ce pour quoi

il y a les os sous la peau des ami·e·s il y a leur sang il y a leurs nerfs il y a les dents il y a la langue il y a ce temps, encore, qui sature, comme l’iode

il y a ce temps, encore, qui sature

ce ne sont plus l et qu’écrire alors l les dispositions d’alors

et puisque la chaleur l’eau monte

et puisque la chaleur les veines

sans ombre, à guetter le ciel

 

cisaille, rire

doigt mon ventre, sur ma taille, ligne

contre ma peau ce n’est rien, tente

signe offert, une invite, un appel

c’est un ventre, peau

c’est mon signe, mon encre

c’est le doigt

autre, signe

double alors, et l’envie

c’est un doigt

bout de peau, l’extrémité tactile

c’est

pour tenir, cela montre

contre moi et indique

je, la distance elle

et telle


achetées         pour les oreilles de ta mère

achetées achetons j’achète

j’entends partout en jachère

achetées

ou j’achète

quand je dis mens achetées j’exclus mon travail mon argent mon geste de retirer cet argent de moi pour l’oreille de ta mère

toute l’activité qui mène à cela

achetée comme on achète

comme je paye déjà d’être un corps le corps

d’être incapable corps de porter

trouée, bouchée

j’achète

il y a cela de non-dit il y a cela

que je bouche

que je sais avoir été bouchée

que la bouche est un orifice qui ici se coince qui ici impossible appelle

bouche

passage tronqué

que l’on ait dit d’abord

que l’on m’ait dit

que j’ai compris

la compréhension, ce que j’entends de prendre avec

l’autre retient

moi je ne porte rien

ni boucles ni corps

aucun enfant

mentir asséchée puisque la chair pend

de porter, mais hors du corps, le chemin de l’enfant

voyageons ensemble par la bouche, par le chemin de ma langue, qui depuis dix ans fournit des recoins des suspens des béances des tonnes d’agglutinements

comme celui de savoir qu’un autre corps a porté un autre enfant,

si l’on revient à l’écriture d’avant

 

acheter

obtenir contre l’argent la propriété et l’usage

de donner

 

 

 

c'était selon

C’était pour moi c’était selon, elle qui ne cuisinait pas, n’avait jamais cuisiné, qui répétait que des pâtes alors oui ils en voulaient des pâtes avaient voulu que des pâtes toujours en redemandaient, ils, comme si la fille ne parlait pas, n’était pas là. Ou alors, n’existait pas. On comprend qu’elle n’existait pas à causes de toutes celles, spécialement de celle. Qu’il y avait une femme face à trois hommes dont deux siens, qu’elle cuisinait. L’un coupait les pommes de terre, les poireaux, les carottes et je crois un oignon sur du papier journal qu’il suffisait ensuite de froisser pour débarrasser la table sans avoir à la nettoyer. La propreté du journal, celle de la table, du sol et même des pommes de terre, étaient l’oublié, incarnaient la distance entre le geste tel qu’il fut et comme il a ensuite été. Régulièrement cela trempait dans une eau tiède autour de laquelle on racontait. Et quand elle disait des pâtes, je leur resservais des pâtes pour qu’ils s’en lassent, pour qu’ils arrêtent de râler, elle ne pouvait s’empêcher, seul endroit jamais éclaté, fontaine d’où jaillissait une certaine complicité, plaisir, la tendresse d’un être tels qu’ils avaient été, un homme, une femme, deux hommes, la chair ensemble d’un foyer, évidemment d’un mythe, absolument d’un leurre, mais qui, à l’endroit des pâtes, avait fonctionné, avait rassemblé, l’obstination des uns nourrissant celles des autres, fabricant une parenthèse où l’on mange des pâtes, comme on mangerait du pain, et d’ailleurs en mangeant du pain, du saint nectaire et du yaourt nature et du chocolat noir sur du beurre salé sur un bout de baguette bien fraîche, à la chair tendre et déchirée.

blesse ronce

J’appris que vers les ronces tu marchais. J’appris que les ronces dissimulent. Tu me dis, des années plus tard, années d’absence, que vers les ronces et dans la nuit tu marcherais, avais marché. Qu’il y avait le hasard, la nuit, la sensation du sol et la végétation, que les ronces font seuil. Tu marchais dans les ronces, au bord du précipice, comme un appel à la mort tu racontais, taisant la mort. Tu disais : je marchais, je ne dormais plus ; c’était noël et je marchais. Tu disais être rentré au levant, retrouver tes parents attablés à l’hôtel, mourants. Tu jouais leur mort en marchant, tes pieds en ronces, en cavités, abîmés. Rentré écorché pour les croissants, tu disais. Je n’entendais pas dans notre désir d’enfant la mort, je n’entendais pas la mort nous soudant. N’entendais. Tu marchais comme nous marchions. Marcher est abîmé est accessible est un pas devant l’autre suivant est un temps, marcher longeant les précipices, marcher les falaises, marcher l’escarpement de ces roches qui tombent dans la mer qui sortent de la mer qui sont léchées et qui tuent. Tu marchais, nous marcherions, et je n’entendais pas encore, marchant, le ventre lourd d’un enfant notre déjà mort et pourtant croissant, je n’entendais pas l’impasse d’un enfant croissant mort dans un désir absent. N’entendais. C’est une histoire d’érosion, cela forme le corps, forme l’histoire, d’être en sidération.

 

pigeon bleu ciel

nuage pigeon

le  pigeon

air béat

usure à l’os oubli

il sourit

parfois c’est une entaille dans la roche dans le canevas dans

la sensation du mouvement est suspendue

ils sont arrêtés c’est un souvenir arrêté

sensation

c’est imprimé indécrottable sur la pupille

une surface imprimée

je l’ai vue la danse vue l’ai pensée dessinée

vue

dansée l’origine est dansée autrefois toujours en nous le sang danse

la vie

tâtonne trébuché fulgurance

avance à l’aveugle le bâton-canne en appui frôle les parois

fenêtre porte mur sol lampadaire n’était l’inégalité de la terre le chant des oiseaux

et puis quelle impression encore

ce sont tes doigts ils maculent l’écran ils bouchent la vue ils triturent

ils ont sali ils cherchent à dire ils disent l’effroi

bouche (salive et noire, chaud devant)

je suis le miraculé

 

Nous ne voulions pas nous dire, pas dire

ne voulions

ne paraître, enchaînées, cela qu’elle déploie

qu’elle attend

nous voulions écarquillées les anses du port écartelées

attendant que lèchent vagues que lèche sang nous voulions

que l’éclat bien fort du devant, tout avant

voulions que cela se, que la perfection des mains des ombres et de nos articulations

voulions que cela

nous étions sûres cela nous criions mains tendues

jusqu’au sang jusqu’à l’os jusqu’à l’ongle

nous voulions

les pattes tendues la peau tendue les muscles et tendons

 truffe humide

ils sont vrais, chauds et doux dans la boule de joie qu’ils forment

lovés dans l’anse du port que font nos bras

nous pensions que l’amitié

pensions cela que l’amitié était une offrande

que le ciel dessinait l’horizon que la mer lovait

nous pensions qu’il était miraculeux que le miracle était ces os et ces doigts

ces sourires en groseille ces dents de firmament ce qui dans le regard était vrai

était le songe était la pluie de l’été quand le soleil

c’est là l’écran de la vérité

les lumières froides avant la nuit

quand la peau irradie

elle préfère encore nier