Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Dachau***

Par terre, c’est pareil que la cour de l’école. C’est fermé pareil aussi. Maman dit que non, ce n’est pas une école, mais les gens du bus font la même tête que les enfants à l’école, le « triste » ou le « fait triste » parce qu’en fait, une fois que les parents sont partis, ils sont plutôt contents les enfants. Comme ça, à la maison, les parents sont gentils, les goûters sont bons et les câlins à gogo. C’est R. qui m’a montré comment faire. Il suffit de faire triste le matin et maman voudra bien acheter des bonbons le soir. R. dit « simple comme bavoir. » Même si on n’en porte plus, de bavoir. Mais l’école est finie, la maîtresse a dit « bonnes vacances » sauf qu’ici c’est pas les vacances. Dans le cahier de vacances, il y a la plage, les arbres, les glaces. Ici il y a les glaces mais maman dit que c’est pas le moment. Pourtant il est l’heure, on a mangé dans le bus et j’ai faim. Maman dit que les vacances, c’est pareil pour tout le monde et que j’ai de la chance : je ne serais pas un homme sans cœur. De toute façon, je serais pas un homme : j’aime pas les poils et j’ai pas l’âge. R. dit que ça commence à 18 ans, parfois avant : c’est son père qui lui a dit. Les gens ici, ils regardent maman bizarrement. Même que M. D. a dit quelque chose, « trop jeune ». Maman a rigolé mais je sais qu’ils parlaient de moi, « jeune » c’est moi. Trop, je sais pas, « quand c’est trop c’est tropico », maman dit tout le temps ça. Ils ont peur les gens, ça se voit, ils font les tristes et se regardent sans se regarder. On dirait comme le chat de R. qui saute sur la table pour voler le poulet ou quand il veut des caresses sans les vouloir. Maman dit que comme ça je comprendrais de quoi on parle. Maman dit qu’elle est fière de mon courage mais je comprends pas, le courage c’est Tarzan et les serpents. Il n’y a pas de jungle ici, pas de fusils, juste du soleil et des photos en noir et blanc que j’ai pas le droit de regarder. J’ai envie de dormir.

Maman m’a porté jusqu’au bus et m’a dit que comme ça je pourrais bientôt lire Elie Wiesel et que je pouvais comprendre pourquoi elle aimait pas sa famille, enfin la famille de la famille de son père. Je sais pas trop de quoi elle parle : parfois, elle me fatigue.

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