Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Dachau


Parce que la télévision est le diable et sa programmation notre enfer, il nous est demandé de nous comporter en adultes, de quitter nos fauteuils rembourrés et de nous rendre dans des hauts lieux de sport, de culture et de vie pour compenser l’abrutissement qui nous guette. C’est notre devoir d’êtres humains. C’est que la position statique accentue les risques de mauvaise circulation sanguine, chose dont on se fout jusqu’à ce que ça nous arrive : adieu les gambettes légères et aériennes, bonjour les poteaux. Hommes, femmes, levez-vous, marchez avant que de crever.

En colimaçon autour du bloc, au rythme cadencé par les mouvements de bras des agents, la foule se prépare à son bain de cerveau, à son hygiène de l’intellect, à sa gymnastique synaptique. D’une largeur réduite et d’une longueur éternelle, comme un seul homme, la foule avance, patiente, se prépare : recueillement.

Quand les portes se présentent, les individuels croisent les groupes aux cars, aux casquettes et aux CANON. Quand les portes s’ouvrent la bousculade commence : l’art, la culture, la vie m’appelle, moi, l’élu, le seul à comprendre l’importance de ce qui se passe ici, entre ces quatre murs, en ce lieu conçu et réfléchi pour le plaisir de mes petits yeux velus. Quand les portes sont ouvertes : la cohue, la guerre, la course à la place.

Visite libre, inutile, vide ou plug-in ? Moi, j’suis pas radin, je viens pas là pour faire joli, je veux un guide, un audio guide, un fil d’Ariane, une aide, un soutien, une clef d’entrée et de sortie, une façon de circonscrire les choses qui sont ici pour moi. Moi, j’vais pas faire semblant, j’vais pas flâner, j’vais tout savoir, tout comprendre, tout connaître. Moi, j’perds pas mon temps, je le remplis, j’ai presque fait tous les musées de la ville de Paris. Les numéros suivent un ordre, il y a une façon de faire, une méthode pour appréhender, ça ne se fait pas n’importe comment. C’est bien quand même, une minute par étape, détails chronologiques, détails techniques, mon cerveau enregistre les données, mon existence s’ancre, je suis dans l’univers, l’audio guide est mon ami.

Bon, viens, les toilettes sont par là, mais fais attention, tout le monde va vouloir y aller, tu vas voir, dès qu’ils se seront rendus compte que les toilettes sont proches, tout le monde va avoir envie. Si tu passes derrière le gardien, que tu appuies maintenant sur le bouton pause, tu pourras faire pipi avant les autres. Tu as bien noté ce que tu aimais, ce qui te touchait ? Ce n’est pas tellement la peine de perdre du temps dans la foule, on achètera un bouquin, le catalogue. Et puis, de toute façon, j’ai pris plein de photos.

J’ai un peu mal aux pieds, aussi. Mais il faut finir, il reste un quart du lieu à explorer, on peut pas partir, on va pas revenir pour si peu. Et puis c’est conçu pour une visite, on va pas tout foutre en l’air.

Elle tape sur les boutons noirs.

Quoi, t’entends rien ? Mais monte le son, et mets les deux écouteurs. On s’en fout que la protection soit défectueuse, les gens avant toi avaient des oreilles tout comme toi. Non, tu ne vas pas saigner ! Arrête de jouer avec aussi, le truc est programmé, ça sert à rien de le toucher. Il fallait le dire avant, on l’aurait échangé, là t’as rien compris : regarde, tu pleures, si t’avais eu le guide tout aurait été beaucoup plus supportable.

Passage au magasin : c’est le moment de faire en sorte qu’on en tire quelque chose, de cette visite. Beaux livres, crayons, cahiers, gommes et cartes postales : équivalent physique de la masse de connaissances que j’ai rajouté aux cases neutres de mon cerveau. Je suis un être humain.



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