Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Sandrine

Elle le savait à présent : elle n’aimait que les fous. Que ceux qui avaient quelque chose de bien plus grand et plus beau qu’elle à penser. Les obsédés, les passionnés. Ceux qui ne la voyaient que comme une pause café bien méritée. Ils la fascinaient. Ceux qui comme elles trouvaient la vie bien trop crue et bien trop conne. Ceux qui rageaient, écume aux lèvres, voyant l’horreur de la normalité. La trivialité de ce qui est communément appelé « pensée ». Ceux qui pourtant savaient aussi produire de la beauté, voir de la beauté, jouir de la Beauté. Et qui ne savaient d’ailleurs s’attacher à rien d’autre qu’à cette espèce de quête impossible du juste et du beau. De ce moment cru et douloureux où les visages se décomposent : incapables de faire face à ce qu’offre le monde. La lumière rase et la paix. L’obscurité. Le silence. Les lumières qui viennent dire au tumulte quotidien cette injonction apaisante « dors. » Calme-toi. Demain ça sera dur à nouveau mais là c’est la nuit et on peut se reposer. S’asseoir. S’arrêter de grincer. Regarder sans pleurer.

Ce que Sandrine se disait tous les jours finissait toujours par l’amener à la même conclusion : néant. S’il fallait donner un sens en mots ça prendrait des pages et des pages. Sandrine savait que toutes ses tentatives étaient désespérées. Elle savait que plus elle parlait plus elle s’éloignait du sens. Que chaque mot figeait la sensation et la tuait, simultanément. Sandrine on lui avait dit que c’étaient les mots son pire fardeau. Si elle les avait aimés un peu moins elle aurait vécu un peu plus. C’est ça que tout le monde disait. Surtout les garçons mais ça les garçons Sandrine le savait c’était pas tellement un problème parce que sans les mots c’était souvent une histoire qui se réglait en deux temps trois mouvements et qui ne menait à rien d’autre qu’à un appétit insatiable qui faisait qu’immanquablement plus elle en avait plus elle en voulait. Et ça Sandrine comme elle l’avait compris elle avait fait le choix des mots d’autant que finalement quand tout autour s’effondrait et quand les gens se demandaient comment parfaire la cuisson du poulet elle était pas mécontente de se torturer les méninges avec des stratégies que d’aucuns auraient qualifiées de reptiliennes pour que les atouts dans ses manches et les jokers qu’elle avait bien au chaud dans la culotte gardent leur fraîcheur, ne s’enfuient pas ou soient remplacés par de la viande encore plus fraîche, plus noble, plus singulière. Parce que Sandrine avait ce défaut-là aussi, un goût bien arrêté pour les hommes forts et faibles à la fois. Ces bêtes où la puissance et la vulnérabilité se mêlent, indiscernables.

Un jour Sandrine avait compris pourquoi la solitude lui allait si bien. Elle pouvait être très près de mourir sans que personne ne le sache. Elle pouvait ensuite revenir à la vie. Pas de rôdeur de l’intime pour jauger son état d’esprit. Pas de nourriture à préparer. Pas de linge à repasser. Pas de souci de l’autre, d’activité à prévoir. La possibilité de se laisser porter par le courant, du néant à l’agitation sans que personne ne sache jamais ce qu’elle faisait de ses interstices, du nombre de portes cochères, d’ascenseurs, d’arrière-cours et même pas tant que ça mais on s’en fout. Rien que la possibilité de passer comme ça d’une rue à l’autre, d’un masque à l’autre, d’un rôle à l’autre. Comme ça. Avec la possibilité de s’enfuir au milieu sans que personne ne sache jamais ce qui avait déclenché le départ. Sans que personne ne puisse dire d’où ça venait. Sans que jamais personne ne puisse retracer. Mais avec l’espoir quand même que l’essence soit gravée dans le coin de la rétine de deux ou trois êtres, comme une façon de les inciter à être eux-mêmes. A fond.



Inspired by M.T.A. and also probably by the beauty of the night

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