Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Marie

Marie souffle sur ses doigts rougis et rêve de la cigarette qu’elle va fumer avant l’ouverture de la boutique. Le fond de sa bouche autour de ses dents a encore le goût du café qu’elle a bu histoire de marquer la transition entre la nuit où elle dormait et c’était bien et ce jour qui dit bien qu’il est jour avec son brouillard épais et glacial, avec ses lueurs grises et humides comme la mort. Les gens se pressent, Marie se presse aussi. Il faut gagner les cinq minutes qui feront la différence. Celles où elle pourra fumer sa putain de clope du matin : dernier refuge avant la tempête du travail. Ses objectifs, ses pauses minutées et son rythme tragique. Les sourires imposés, les étapes à respecter. Marie le matin a le cerveau gelé. Marie le matin repense à sa nuit sans trop y penser pour que n’émerge pas dans sa journée les pics d’envie qui parcourent le paysage onirique de sa vie fantasmée. Quand ils la veulent enfin. Quand son cerveau s’éteint. Quand, avec un sourire brillant de provocation et un regard de catin, elle joue. Marie le matin tout ça elle le calfeutre dans un coin douillet de son crâne pour qu’il lui reste l’espoir de la nuit prochaine, du rêve.

Marie le soir et le matin pense à l’encre diluée par la pluie sur toutes les feuilles qu’elle a distribuées. Marie sait très bien ce qu’elle impose, comme elle se répand et comment sa vie est bien conne, au fond. Marie sourit souvent même quand elle hait tout ce qu’est la personne en face d’elle. Marie est faible c’est évident. Marie s’en fout. Marie sait par exemple le nombre incalculable d’impasses dans lesquelles elle a foncé tout en sachant qu’il n’y aurait rien à l’arrivée. Marie ça l’arrange le néant, c’est moins difficile à gérer que quand les hommes sont faits de chair et de sang. C’est que pour la chair et le sang elle a la fête, celle qui ressemble à un grand supermarché de la sueur. Les hommes sales et qui titubent, qui ne la voient pas vraiment à cause de l’alcool dans lequel leur regard s’est noyé peu avant minuit. Les hommes sales qui la veulent, elle ou une autre mais elle aussi parce que l’humour et l’alcool. Les hommes sales et lâches qui, désespérés comme elle le jour, trouvent dans d’infinies lignes blanches le courage de faire vibrer leurs chairs à la hauteur espérée. Car la réalité, et ça aussi Marie le sait, c’est que souvent la nuit les chairs s’accordent sans préméditation et sans calcul autre que le diktat de l’envie ce qui fait que la nuit est moins un leurre qu’une utopie.

Et le jour ce qu’il faut faire, et ça aussi Marie le sait, c’est suivre un protocole bien établi qui fait que les dernière effluves de la nuit peuvent être savourées dans le métro l’œil éteint, bien enfoncé dans son intime. Et d’ailleurs, cette dernière étape du protocole est souvent celle qui fait le plus marrer Marie parce que c’est dans cet interstice-là, dans la neutralité des transports en communs ou des grands magasins, qu’elle est le plus à même d’être cueillie et que si jamais par le plus grand des hasards l’un d’entre eux arrivait là et la coupait en plein dans sa divagation il émanerait d’elle enfin ce truc incroyable qui est le pouvoir de la féminité et qui fait que l’homme tonitruant tout à coup se tait et ne rêve que de s’assoir tant le choc est énorme de voir un être humain, là comme ça, transformé en femme.


Inspired by P.I. Slightly out of focus [285]

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