Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

P.

P. boit de la bière au lieu de manger, comme le père. P. a d'ailleurs ce teint gris et cette peau flasque que je connais par coeur. La différence c'est que P. comme N.K. ce héros des temps modernes et de la Goutte d'Or (mais qui devrait être le héros de tout Paris et du monde entier avec ses rêves de romans liant Paris Hilton, la Mésopotamie et la divinité), P. a un talent quelque chose. Il faut creuser pour qu'il émerge ou plutôt attendre le bon moment pour qu'il s'exprime. P. quand il parle se parle à lui, sa voix quand elle sort de sa bouche semble être un flux d'énergie vacillante et sombre destinée à le nourrir lui, c'est qu'elle se retourne sur elle-même et replonge dans ses tripes à lui au lieu de se diriger vers toi. Et quand bien même tu pourrais saisir des bribes de sonorités échappées, tu piperais rien puisque sa langue même est autre. Incantation, chaque phrase est brève et répétée à l'infini, parfois déformée avec mise en exergue d'un mot ou d'un autre et inversion des places dans la phrase, jusqu'à ce qu'elle soit bien intégrée dans son esprit à P. Il répète tout ce qu'il dit comme le petit poucet dépose ses cailloux histoire de s'ancrer dans le sol dans la chair dans la vie dans un sens quelconque. P. a comme moi un rapport avec le son. Quand je dis comme moi je ne parle pas du talent puisque moi le son j'y connais rien je sais pas faire tandis que lui. Lui tu vois quand il se met à faire du son il sort de lui il se révèle et il s'oublie. Sa voix se met à trembler, à exister. On dit Gil Scott Heron parce que ça fait bien et parce que c'est vrai. Son pull dégueulasse qu'est toujours le même on l'oublie quand il commence à chanter. Sa chair cadavérique et ses sautes d'humer s'effacent sous les bruits qu'il commet. C'est qu'il arrive à plonger dans les ondes qui caressent sa cage thoracique et qui se propagent de la pulpe de ses doigts pinçant les cordes de la guitare jusqu'à la racine de ses poils. Il est comme possédé, dépassé par la musique, esclave amoureux, victime volontaire: c'est que quand il chante qu'il dit enfin, quand il joue qu'on le voit tel que quelque part au fond de lui il est vraiment, malgré lui, sublime. C'est que je crois que comme moi il arrive à éteindre la machine infernale quand la hauteur de la note vient titiller ses vertèbres. C'est que je crois que comme le père il a besoin de ça, d'une porte de sortie qui ne serait pas artificielle, chimique. C'est que je crois qu'il fait partie de ces êtres au suicide manqué. J'entends par là qu'il fait partie de ces êtres qui ont le courage de vivre alors que leur nature profondément sensible (imagine un corps mutant dont les nerfs ne seraient pas sous mais sur la chair) leur rend la vie intolérable.

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