Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Lison

http://vimeo.com/53004054 

Lison sortait son chat au bout d'une laisse. Pendant des mois, il avait tiré sur la laisse. Il essayait de se barrer. Il se jetait sur les jambes des passants. Pendant des mois, Lison l'avait trainé comme ça sur le sol, toutes griffes dehors et le regard acéré. Il pipait pas et tout le monde disait que c'était pas normal un chat comme ça au bout d'une laisse. Elle s'en foutait Lison que ce soit normal ou pas le chat, la laisse. Tout ce qui comptait pour elle c'était de pas être seule quand elle allait entrer dans le café. C'est que depuis des années en fait Lison se droguait au zinc des cafés. Les couleurs des zincs de cafés usés par le temps et par le passage des coudes, des plateaux et des tasses de café. La monnaie qui tinte à chaque fois différemment mais toujours avec cette qualité métallique qui lui faisait mal aux dents. Une douleur agréable qui faisait qu'elle se léchait systématiquement les babines. Dans sa tête. Pour pas faire peur aux gens. Parce qu'avec le temps c'était devenu de plus en plus difficile de trouver des gens pour l'accompagner. Non qu'elle soit intolérable le soir dans les bars. L'alcool se voyait principalement dans ses yeux et dans ses joues gonflées. Ça la rendait pas méchante ou débile. Mais des gens tous les soirs pour l'accompagner avec le temps c'est compliqué. Il y avait les histoires de coeur qui sont le pire fléau. Qui enferment les gens sur eux, en eux. Qui leur donnent de l'importance et où ils voient pas comme ils meurent à petit feu (on dit ça parce que leurs organes fonctionnent encore mais pour de vrai c'est tout d'un coup: l'amour et la mort, pareil, simultané, comme un poisson dans un bocal). Il y avait depuis quelques temps et c'était pire encore les enfants. Parce que ça donne de l'importance les enfants. Toutes les bouches autrefois amies et maintenant plissées autour d'un mot laid comme responsabilité. Il y avait aussi la condescendance cadre supérieur. Tu vois moi le boulot. La nuit dormir. Etc. L'inquiétude finalement du cadre sup père de famille et amoureux: mais tu vas pas te saouler tous les soirs non plus Lison? Et sinon qu'est-ce tu fais pour gagner ta vie?

Dans l'absolu c'était pas vraiment un problème puisque la solitude elle aimait ça Lison. C'était juste les portes d'entrée des bars et des cafés qui la faisaient flipper. L'angoisse des regards. La peur. Le vertige. Le manque de protection. C'est pour ça qu'elle avait acheté une laisse au chat. Pour qu'on regarde le chat pendant qu'elle s’agrippait à la vie et au comptoir. Pour que le chat ronronne un peu aussi avec son regard féroce et ses griffes de pacotille. Pour qu'on s'imagine qu'elle aussi était douce et cruelle. Et puis maintenant le chat, histoire de bien faire taire tout le monde, paradait solennellement au bout de sa laisse comme un prince, comprenant son rôle crucial dans les échappées de Lison. Attirant l'attention des clients du bistrot quand elle sombrait pour qu'elle ait le le temps de reprendre ses esprits. Ondulant entre les jambes des passants quand il voulait la faire rire. Plongeant ses moustaches dans son vin quand il voulait la faire taire. Mettant son derrière sous son nez quand l'heure de rentrer approchait.


Inspired by a crocodile

Aucun commentaire: