Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Charlotte

Charlotte a seize ans et un bon pedigree si on regarde de pas trop près. Avec une perspective pas trop connaisseuse. Elle a le pedigree qu'on lui a donné lui disant qu'il était bon. Elle a donc un pedigree bon aux yeux de certains. Charlotte le sait. Que son pedigree c'est du vent pour donner un sens à la vie de ses ancêtres encore vivants et déjà morts. Charlotte est bien dressée. A sept ans elle a promis juré craché que jamais elle ne tomberait dans le banal. Que les Bidochons étaient la pire option. Que la classe c'est dans le sang et dans la tête. Que la tête ça se travaille. Qu'on ne naît pas supérieur, on le devient. Charlotte sait que plus tard elle sera femme belle et forte. Qu'il sera fier et qu'elle les fera tous pleurer. C'est ce qu'elle sait et ce qu'elle croit. Que si maintenant ici ça marche pas c'est parce que c'est pas là bas dans le tumulte de la ville. Qu'ici ils comprennent rien et que de toute façon ceux d'ici elle en veut pas.

 Il lui avait dit que ce garçon là elle l'avait autrefois aimé. Autrefois, il y a dix ans. Une éternité. Quand c'était encore la ville qui la définissait. Et là ce soir il lui avait dit que les lumières de la ville elle comprendrait. Des artères qui défoncent la rétine, elle aurait les coulisses. Les boîtes de nuit. La musique. Les coulisses. La nuit. Les clefs. Avec eux pour guides. Avec lui pour compagnon. Les lueurs qui ne seraient pas les mêmes dans la nuit de la boîte. Les coulisses. Et la musique. Et les secrets. Palpitations dans son cœur à l’idée de savoir enfin ce qui la différenciait d’eux, de leur aura. De leur magnétisme de connaisseurs. Palpitations inquiètes à l’idée de n’être pas à la hauteur. Inquiétude à l’idée de ne pas comprendre comment la connaissance d’un lieu pourrait faire la différence. Pensée magique. Et son compagnon qui sait très bien ce qu’il fait. Lui il connaît déjà. Faut dire que justement, lui il est urbain. Les guides qui s’effacent derrière les rideaux du jour, leur distribuant argent et bénédiction, à elle et à lui, le compagnon.

Le compagnon, en vrai, c’est un complice des guides. Il a leur sexe, il a leur urbanité. Les lumières et les coulisses, ça il connaît. Charlotte devrait probablement en être rassurée. Charlotte est perturbée. Un peu comme le jour où on lui a percé les oreilles. Pourtant elle le voulait. C'est juste qu'elle ne savait pas ce que ça pourrait donner sur sa gueule des oreilles percées. Un déguisement aussi peu seyant que le maquillage qui lui avait toujours donné l'impression d'être une pustule sur son visage. Mais c'est ce qui se fait. Ce soir c'est donc pareil, sauf que ça se verra pas - qu'elle a rencontré la nuit. Qu'elle connaît les coulisses. La différence, c'est que pour les connaisseurs, elle ne sera plus une inconnue de plus mais un nouveau membre du cercle très fermé des gens très bien. De ceux qui savent ce que c'est que la vie. Alors dans la boîte de nuit elle sourit malgré l'irritation que lui causent les fards à paupière et à joue flashy qu'on a balancé sur sa peau. Et quand ils sortent de la boîte de nuit où elle a rien compris à cause du kir et des whisky, Charlotte se dit qu'on  peut pas vraiment savoir si on a envie de connaître la vie. Comme on peut pas réellement savoir si on a envie de se lever le matin. Tout pareil. C'est une chose qui se fait. Sous les néons aveuglants des avenues. Dans les poches d'ombres des portes cochères. Après on pourra dire le ver est dans le fruit avec un sourire en coin comme un clin d'oeil. Parce qu'on est au-dessus de ça.


Aucun commentaire: