Je te l’ai déjà dit, je n’y peux rien, Buenos Aires vient s’incruster
dans ma vie depuis qu’une nuit cet été je t’ai attendu au métro Stalingrad.
Parce que cette nuit-là tu vois, jusqu’à la dernière seconde, j’ai pensé
partir. Ton retard par exemple m’a irritée, je me disais que tu ne valais pas
le coup et que je ferais bien mieux de remonter les escaliers que je venais de
descendre pour me rediriger vers cet appartement qui m’hébergeait dans le 1er
arrondissement. Mais un mec avec un Jack Daniels dans le futal est venu me
parler de sa vie de son fils et de la France qui lui fait mal si mal alors qu’aux
States il avait pu aller de commis de cuisine à chef dans un restau parce qu’après
tout il bosse bien. Enfin pas plus mal qu’un autre et ça devrait suffire pour
avoir le droit de vivre comme n’importe qui. Et moi un mec qui me parle comme
ça de sa vie et auquel je peux dire sincèrement que le délit de faciès me
révulse et qui me prend pas de haut moi petite blonde bien lotie alors que lui
grand noir maltraité, un mec comme ça je ne le laisse pas filer. Je ne lui dis
pas désolé j’avais un rendez-vous mais finalement j’ai pas envie alors je me
casse sans t’écouter. Non un mec comme celui-là je l’écoute quitte à reconsidérer la
problématique du rendez-vous. Quitte à imaginer une nuit entière à parler assis
sur les marches du métro Stalingrad pour le cas où le type que j’attends serait
aussi con qu’il en a l’air et qu’il se pointe même pas à ce fichu rendez-vous
qu’est pourtant sensé actualiser un moment qu’on attend lui et moi depuis une
éternité. Un mec comme ça tu te tais et t’écoute en te disant qu’en plus, avec
un peu de chance, si ces connards de la BAC passaient et le voyaient – ce qui
serait déjà un miracle vu comme il se fond dans la nuit avec sa peau qu’on voudrait
bouffer tant elle fascine – bah s’ils le voyaient ils te verraient aussi toi,
rassurée et engagée dans une discussion passionnante. Discussion qui pourrait
éventuellement du fait de son aspect décontracté pour les gens qui regardent
donner envie aux connards de la BAC d’aller se boire un bon café plutôt que de traîner à faire chier des mecs bien comme celui auquel je parle là tout de
suite. Et ce résultat hypothétique suffit à justifier ma présence ici en bas de
cet escalier. Il m’engage à parler plus du pays dont le type vient et auquel je
ne connais rien d’autre que l’effroi à la tv, dans le métro et dans les yeux de
tous les passants de France et de Navarre. Ça me fait mal c’est sûr de voir que
c’est vrai l’injustice et que c’est vrai la bêtise. Que le type il est là,
obligé d’être là parce qu’un jour une nana. Une nana, un gamin qu’est le sien
et qu’il peut pas laisser alors la France tu vois c’est pour ça qu’il est là.
Et après tout, il va pas lui faire de mal à la France, pas plus que moi ou toi.
Il doit l’aimer comme toi ou moi, c'est-à-dire comme un lieu qu’on fait sien
par défaut, parce qu’on est là et que c’est comme ça. Et son histoire, celle
des States, celle du pays dont il vient et celle de la nana me révulse pas plus
qu’une autre. J’entends par là que sa tristesse me touche mais ne me submerge
pas parce qu’il vit après tout, comme toi et moi. C’est à ce moment là je crois
que je t’aperçois sur le trottoir en face, devant les lumières de la pharmacie.
La démarche et la main que tu passes dans tes cheveux, comme pour vérifier qu’ils
sont toujours là. Le regard qui fait toujours mille détours. La douceur qui se
dégage de toi et dans laquelle on veut immédiatement se blottir. Le son de ta
voix tout à l’heure au téléphone me revient, j’aime trop ce son là. Avant même
que tu ne puisses traverser je sais que je veux entendre ce son là encore cette
nuit. Parler encore. Mais avec toi cette fois.
Inspired by M.T.A's photography, Nuit (10) 2/2
Inspired by M.T.A's photography, Nuit (10) 2/2
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