Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Roxana

Le bâtiment dans lequel Roxana vivait avait autrefois été un truc hyper luxe et moderne. Pas tout à fait tout équipé mais presque. A l’époque on considérait que c’était top. Un truc chiadé, bien pensé. Peut-être qu’on disait pas chiadé à l’époque. Peu importe. Elle y vivait. C’était grand. Les pièces correspondaient dans leurs mesures à des besoins propres à chacune. Les angles, les placards, les lits, les fenêtres, le sens des battants. C’était prévu pour quatre. Deux parents. Deux enfants. Ses grands-parents. Son oncle. Sa mère. Maintenant, elle. Seule. Au-dessus d'elle, au-dessous d’elle : personne. A droite, à gauche : personne. C’est que la tour s’était vidée à mesure que ses occupants mourraient. Ils n’étaient pas remplacés. Déjà parce que la ville était radioactive - ce qu’on savait depuis longtemps mais que des imbéciles internationaux armés de machines à bip étaient venus mesurer. Habillés en cosmonautes. Les yeux emplis de fascination effrayée. Aussi parce que la ville était minière. Que la mine était fermée. Que les quartiers se vidaient - la foule des habitants drainée par l’appel de l’Ouest.

Roxana n’était ni triste ni folle. Elle vivait comme elle pouvait. Elle savait par exemple qu’elle n’était pas folle parce qu’elle était largement capable de mettre un pied devant l’autre et de sourire de temps en temps quand son corps irradiait trop d’envie. Elle savait qu’elle n’était pas triste puisqu’elle ne pleurait jamais et qu’elle se fendait parfois d’une blague bien sentie à l’intention du mâle qu’elle voulait fourrer au fond de son lit. Jamais le même. Toujours pareillement méchant. Histoire d’être sûre qu’il ne dégoulinerait pas d’attitudes chevaleresques à la vue de son appartement. Qu’il n’entamerait pas le grand récit du prince charmant venu sauver la veuve éplorée. Ouais. Parce qu’elle avait beau être jeune, elle avait déjà le privilège du veuvage. Le cancer. Tout ça. Ce que ces connards internationaux mettraient facilement sur le dos du niveau énergétique exorbitant de la ville. Qu’elle pensait résultant à la fois du hasard et de cette connerie de destin qui voulait qu’elle en chie bien sévère. Ce qui la sauvait de la folie et de la tristesse était donc son corps et sa capacité à elle à savoir quand et comment le nourrir. De quels gestes elle avait besoin. Comment trouver ce qui qui lui procurerait. Comment varier sans trop changer.

Le meilleur filon c’était les peintres. Les artistes en général mais les peintres en particulier. Elle ne savait pas trop comment l’expliquer Roxana mais les peintres avaient un rapport à l’ego bien particulier qu’elle n’avait jamais retrouvé ailleurs. Du moins pas à l’identique. Chez les sculpteurs ou les photographes. Chez les écrivains. Les compositeurs. Jamais. D’autant que, mais elle ne leur disait jamais, peindre depuis une localité si décadente et excentrée de la modernité ne signifiait rien. On ne bâtit pas l’avenir sur les ruines d’un empire. Mais comme elle était femme et qu’elle pensait moite, elle savait qu’elle ferait mieux de se taire. Et puis, pour arriver à ses fins, sourire et s’émerveiller valait bien mieux qu’ouvrir son crâne à l’inconnu. Mais quand même. L’idée qu’on puisse vouloir produire quelque chose dans un paysage apocalyptique la faisait rire. Elle jouait donc avec ce rire et cette idée lors de ses nuits solitaires et la lune, qui se reflétait dans ses dents, dans ses yeux, avait ces soirs-là des tons métalliques et visqueux.


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