Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Eva

"Les étiquettes et les classeurs pour trier les archives, c'est plutôt bien pensé." Il avait dit un truc comme ça et expliqué qu'il lui arrivait souvent de récupérer des documents entassés dans des sacs poubelles. Il avait dit que tous n'avaient pas la même façon de gérer les années et les projets qui s'accumulent. Il avait dit qu'il fallait souvent fouiller. C'est sûr chez elle tout était là dans ce placard. A portée de main. Placard encastré entre le salon et la chambre. Sur le passage. Accessible. Il suffit de l'ouvrir pour trouver ce qu'on veut. Du souvenir de vacances au reportage. Des photographies publicitaires pour le design italien aux paysages hollandais. Tout. Là.

Eva assise sur son canapé sans broncher. Les mains qui triturent la pomme de sa canne, remontent les lunettes sur le nez, lissent les plis du gilet. Les yeux fixes. Assez sereins. C'est normal après tout. Suite logique. C'est comme ça que ça doit se passer. Le travail, on doit le léguer aux survivants. Il doit entrer dans une structure supérieure capable de l'intégrer au grand paysage de la photographie mondiale. Au fur et à mesure que le placard se vide, qu'il va remplir le coffre d'une seule voiture. Pour un seul trajet. Ça pèse pas bien lourd, une vie de photographie. Les responsables de la structure supérieure qui sont gênés. Qui se sentent indécents à la piller comme ça. Qu'ont pourtant l'habitude de dépecer la vie des personnes âgées. De les ranger dans des étagères souterraines pour qu'elles soient consultables, gérables, lisibles. Préparer les expositions à venir, celles qui parleront de l'histoire de sa vie.

Eva ensuite ira chez  son amie. En maison de retraite et coquette. Maquillée, avec une jupe longue indienne juste assez longue pour cacher les varices et pourtant assez courte pour qu'on voie les chevilles explosées qui débordent des chaussures. Amie qui lui demandera comment c'était de tout voir disparaître. Eva qui dira que ça l'a laissée de marbre pour pas dire comme elle est déchirée. Un pied déjà bien enfoncé dans la terre sèche qui finira par l'avaler.


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