Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Fuck you, Cooper

Concentrée sur les nervures parcourant le derme des trottoirs inégaux de son quartier, elle ne l’avait pas vu. Elle ne voyait jamais rien de toute façon, toute appliquée qu’elle était à effacer son image et son odeur de la mémoire sensorielle des passants. Quand il cria son nom, de ce cri qu’elle avait longtemps attendu, craint et souhaité, son cerveau à elle se cabra. Parce qu’il est impossible que ces scénarios se réalisent. Parce qu’ils ont vocation à vivre en elle, à tourner à vide, à essuyer les larmes d’impuissance de son théâtre imaginaire. Parce qu’elle aurait reconnu le grain de cette voix entre mille, parce qu’un chuchotement aurait suffit à réveiller le monstre-souvenir.

L’Ecume des Jours, beau nom pour un PMU. L’Ecume des Jours signifiait beaucoup de choses et était bien placé, au coin de sa ruelle sèche et menue, sur le passage des riverains bohèmes, en plein cœur de ce quartier frontière mi-bourgeois, encore un peu populaire et jouxtant l’exotisme de la Goutte d’Or. L’Ecume des Jours comportait tous les ingrédients propices au chavirement de son cœur encore fragile. Le souvenir de mots aimés, le fantasme de temps révolus, le sex appeal des tenanciers aux velléités littéraires et néo-hype. L’Ecume des Jours se composait d’une pièce principale et d’une micro terrasse. L’Ecume des Jours avait autrefois été un commerce. Mais cet autrefois datait d’une époque où la frontière était plus popu que connue, où les loyers étaient encore modestes. Aujourd’hui les coupures de journaux affichées dans la vitrine annonçaient un réel sans fard : L’Ecume des Jours était un symptôme de plus, la preuve que le quartier bougeait, la réussite de deux trentenaires à la passion aussi authentique que conforme. La combinaison entre le cliché et le personnel, sauce arabica. 

Chaque fois qu’elle passait devant, elle cherchait un prétexte pour s’arrêter, se cacher, pour être invisible et reconnue, pour appartenir à ce monde superficiel qu’elle enviait tant. Celui où l’amitié tient tant à un échange de phrases toutes faites qu’à leur inscription dans l’air du temps. Chaque fois qu’elle passait la porte du café, sous un prétexte toujours maladroit, elle avait quinze ans. Chaque fois elle revivait ces moments traumatisants où son corps la trahissait, rouge et incertain. Chaque fois elle voyait, dans le regard des trentenaires, sa bêtise et son insignifiance. Une cliente parmi tant d’autres, la maladresse en plus.

Et c’était là, dans ce lieu au charme incertain, qu’il avait choisi de l’attendre. C’était là qu’il avait patienté, certain de la voir passer. Et c’était là, debout sur le trottoir, la chaise repoussée et le demi vidé qu’il avait crié son nom à elle. Claire. Celui d’autrefois, celui sans masque, celui nu et banal d’une fille identique aux autres. D’une fille qui avait pourtant harcelé son cœur et son corps. D’une fille qui avait tout fait pour l’oublier.

Elle traverse sans rien voir la distance qui les sépare. Elle voudrait avoir un poignard. Elle voudrait éteindre les regards des trentenaires et arracher les yeux du souvenir. Elle voudrait revenir en arrière et n’avoir jamais écrit ce qu’elle sait être la raison de ce cri. Elle voudrait effacer le passé. Elle voudrait n’avoir aucun compte à régler. 

Mais le mal est fait, reste à savoir quelle position adopter.

Tu croyais que tu ne me reverrais jamais.
Pas vraiment, se dit-elle, repensant aux scénarios imaginaires.

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