Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Manchester City

Avec les phares ronds, proéminents, regard globuleux et naïf porté sur le monde. Fièrement assis sur le fauteuil bombé, les mains sur le gros volant, confortablement installé. Une façon assez rassurante de parcourir le monde, celui à l'extérieur de la demeure. Celle où il y a le piano, le jardin, le crumble fraise-rhubarbe et les rires enfantins. Le bolide rouillé mais rutilant. Un chez soi mobile. Une coque. Traverser les artères qui découpent la ville de Manchester en blocs de vie. Des vies tout aussi vraies que celle du conducteur mais des vies autres dont il faut aussi un peu se protéger pour ne pas s'oublier. Ne pas tout mélanger. Eviter de se fondre pour garder une identité distincte, celle du conducteur de ce vieux bolide. Un message adressé au monde. Moi je suis ça, conducteur d'un vieux bolide qui glisse sur les routes et qui descend les avenues. Bidouiller les fils. Nettoyer les tubes. Lustrer la bête pour aussi un peu se pavaner. Compter sur elle pour se déplacer, tant qu'on l'entretient.

Quand pour la première fois, il a été impossible de la redémarrer, le conducteur a pleuré. Comme un enfant perdu dans un monde menaçant fait de rayonnages bien trop hauts et encombrés pour faire sens. Comme un homme blessé, amputé d'une partie fondamentale de son être. Comme un bernard l'hermite qu'on aurait dépouillé, mis à nu, condamné à une mort certaine. Car c'est bien ça, faut pas se leurrer, la part du conducteur en l'homme s’éteignait, asphyxiée, à mesure que la chose se confirmait: la fin du vieux bolide.

Pendant des mois ensuite, les voisins avaient jasé. Observant le jardin avec une moue dubitative. Campés derrière leurs fenêtres, les enfants collés au grillage, les femmes figées, bras tendus sur la corde à linge.

Pour effacer sa peine et dire au revoir au conducteur, l'homme avait commencé par dessiner au sol un rectangle long et large comme quatre tables de snooker mises côte à côte. Il s'était ensuite mis à creuser la terre comme on gère sa peine: avec méthode et patience. En silence et sans explication aucune. La terre s'accumulait à l'extérieur du rectangle, formant un monticule fragile. Surplombant la désolation du trou.

Personne ne comprenait. Même si tout le monde savait la douleur et le bolide dont les pneus durcis s'étaient craquelés à mesure que l'air en sortait, indifférent à la souffrance mécanique des coeurs.

Ce n'est qu'à la fin que l'ingéniosité du système leur était apparue. On savait que l'homme était doué de ses mains puisqu'il fabriquait tout, du mobilier de son jardin aux jouets qu'il offrait aux enfants qu'il croisait. Mais avoir l'idée de caler une plaque de métal solide et flexible sous le monticule, de fabriquer un système de poulies capables de déplacer et le bolide et la plaque sans qu'aucune corde ne craque. Certains avaient parlé de génie. Assis au volant du bolide qu'il caressa avec affection - c'est ce que dit une voisine au journal local - il ne lui fallu qu'un geste: déserrer le frein à main.

Inspired by E.W.'s story

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