Se réveille le matin et se dit qu’elle va tout plaquer.
Cette ville atroce et sans cœur. Ce pays sans solidarité. Ces gens sans fondements. Comme ça partir et puis arrêter
de souffrir. Ne pas accepter le compromis. Ne pas caresser les rouages. Ne pas
se plier à qui que ce soit. Ne certainement pas commencer à se ramollir. Ne pas
être tentée du tout. Ne pas céder un millimètre carré au sentimentalisme
grandissant qui vient frapper à la porte de ses humeurs. Ne surtout pas penser
qu’elle peut se reposer. Ne pas aider, ne pas oublier que les mots les siens
sont ce qui importe. Et qu’ils n’importent que s’ils lui échappent. C’est-à-dire
que s’ils sont indépendants du reste, qu’ils se foutent de blesser autrui. Qu’ils
refusent systématiquement d’être commandés. Qu’ils ne se donnent à personne d’autre
qu’eux-mêmes, superbes tyrans du monde qu’elle construit. Ce qu’elle se dit
comme tous les matins. Qu’en plus les mots seraient mieux en liberté dans un
champs qu’enfermés dans le gris d’une ville conservatrice et grise. Qu’ils n’auraient
pas cet intellectualisme ambiant avec son nez hautain pour univers. Qu’ils
pourraient se contenter de solitude et de brume matinale. Qu’ils auraient la
place de trouver le beau du monde. Dans une vie non ponctuée par l’angoisse
pestilentielle du métro. Qu’il n’y aurait pas le divertissement de l’Homme,
jamais pareil mais toujours pareillement méchant. Trop nombreux ici. Trop cruel aussi. Que
dans ce paysage de solitude et de silence, l’Homme serait un mythe lointain,
une chose sans réalité palpable. Une chose que l’on ne craint pas. La liberté
enfin. Le matin elle se réveille et se dit ça, que sans le besoin et la crainte
et l’envie les mots auraient la place de se rouler dans tous les champs du
monde. Qu’ils ont cette musculature nerveuse et solide, fruit d’années de
travail. Qu’ils pourraient se promener librement si elle se cassait et qu’elle
allait dans cet endroit qui n’existe pas, qui est nulle part mais où ils
pourraient être enfin. Qu’ils n’auraient pas peur du ridicule et qu’ils
pourraient dire la beauté des herbes qui fouettent les jambes bronzées qui parcourent
le Cotentin et que même les centrales nucléaires sont à chialer la nuit quand
la lumière artificielle et l’humidité de la mer fabriquent des décors de
science fiction rien que pour la décharge électrique qui parcourt son corps
quand l’image vient s’imprimer sur sa rétine. Ils pourraient dire aussi sans
gêne les fenêtres et la lumière et les murs qui ne sont rien d’autre que le
résultat de calculs fonctionnels fait par l’Homme pour loger le plus de gens au
mètre carré mais qui malgré ça sont accidentellement merveilleux de géométrie,
comme un poème rien que pour son nerf optique à elle, un poème dont le rythme et la
musique n’ont rien à voir avec la vie qui se déroule derrière les fenêtres, un
poème qui au contraire se construit contre les velléités de ces vies humaines,
qui est un poème abstrait et froid mais tellement beau, sans volonté aucune,
sans concept, sans affect, sans rapport de force et de lecteur à séduire. Un
accident non pas de la nature mais de la culture, où l’Homme fait le beau bien
malgré lui, en s’oubliant, où le beau fait enfin sens. Et c’est ce poème le
soir quand elle rentre dans les rues de la ville qui la paralyse. Parce que
tous les soirs la ville est si belle trop belle pour qu’elle puisse un seul
instant penser sérieusement à la quitter. Parce que le soir la ville est si
belle trop belle pour qu’elle trouve autre chose à écrire que sa beauté. Parce
que le soir la ville est si belle trop belle que les Hommes surgissent comme
une façon de la supporter, sa beauté. Parce que le soir la ville est si belle
trop belle pour qu’on se souvienne du matin.
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