Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

La ville, la vie, les mots


Se réveille le matin et se dit qu’elle va tout plaquer. Cette ville atroce et sans cœur. Ce pays sans solidarité. Ces gens sans  fondements. Comme ça partir et puis arrêter de souffrir. Ne pas accepter le compromis. Ne pas caresser les rouages. Ne pas se plier à qui que ce soit. Ne certainement pas commencer à se ramollir. Ne pas être tentée du tout. Ne pas céder un millimètre carré au sentimentalisme grandissant qui vient frapper à la porte de ses humeurs. Ne surtout pas penser qu’elle peut se reposer. Ne pas aider, ne pas oublier que les mots les siens sont ce qui importe. Et qu’ils n’importent que s’ils lui échappent. C’est-à-dire que s’ils sont indépendants du reste, qu’ils se foutent de blesser autrui. Qu’ils refusent systématiquement d’être commandés. Qu’ils ne se donnent à personne d’autre qu’eux-mêmes, superbes tyrans du monde qu’elle construit. Ce qu’elle se dit comme tous les matins. Qu’en plus les mots seraient mieux en liberté dans un champs qu’enfermés dans le gris d’une ville conservatrice et grise. Qu’ils n’auraient pas cet intellectualisme ambiant avec son nez hautain pour univers. Qu’ils pourraient se contenter de solitude et de brume matinale. Qu’ils auraient la place de trouver le beau du monde. Dans une vie non ponctuée par l’angoisse pestilentielle du métro. Qu’il n’y aurait pas le divertissement de l’Homme, jamais pareil mais toujours pareillement méchant. Trop nombreux ici. Trop cruel aussi. Que dans ce paysage de solitude et de silence, l’Homme serait un mythe lointain, une chose sans réalité palpable. Une chose que l’on ne craint pas. La liberté enfin. Le matin elle se réveille et se dit ça, que sans le besoin et la crainte et l’envie les mots auraient la place de se rouler dans tous les champs du monde. Qu’ils ont cette musculature nerveuse et solide, fruit d’années de travail. Qu’ils pourraient se promener librement si elle se cassait et qu’elle allait dans cet endroit qui n’existe pas, qui est nulle part mais où ils pourraient être enfin. Qu’ils n’auraient pas peur du ridicule et qu’ils pourraient dire la beauté des herbes qui fouettent les jambes bronzées qui parcourent le Cotentin et que même les centrales nucléaires sont à chialer la nuit quand la lumière artificielle et l’humidité de la mer fabriquent des décors de science fiction rien que pour la décharge électrique qui parcourt son corps quand l’image vient s’imprimer sur sa rétine. Ils pourraient dire aussi sans gêne les fenêtres et la lumière et les murs qui ne sont rien d’autre que le résultat de calculs fonctionnels fait par l’Homme pour loger le plus de gens au mètre carré mais qui malgré ça sont accidentellement merveilleux de géométrie, comme un poème rien que pour son nerf optique à elle, un poème dont le rythme et la musique n’ont rien à voir avec la vie qui se déroule derrière les fenêtres, un poème qui au contraire se construit contre les velléités de ces vies humaines, qui est un poème abstrait et froid mais tellement beau, sans volonté aucune, sans concept, sans affect, sans rapport de force et de lecteur à séduire. Un accident non pas de la nature mais de la culture, où l’Homme fait le beau bien malgré lui, en s’oubliant, où le beau fait enfin sens. Et c’est ce poème le soir quand elle rentre dans les rues de la ville qui la paralyse. Parce que tous les soirs la ville est si belle trop belle pour qu’elle puisse un seul instant penser sérieusement à la quitter. Parce que le soir la ville est si belle trop belle pour qu’elle trouve autre chose à écrire que sa beauté. Parce que le soir la ville est si belle trop belle que les Hommes surgissent comme une façon de la supporter, sa beauté. Parce que le soir la ville est si belle trop belle pour qu’on se souvienne du matin. 

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