Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa
C'est la blague du Papi d'E. Ce vieillard aux yeux bleus imbibés d'alcool, explosés. Ce vieillard en équilibre précaire sur sa canne. Ce vieillard qui bafouille. On dirait qu'il radote. Il vient vers nous, trois archétypes de la réussite à la parisienne. Il traverse le sol cabossé, son parcours modifié au gré des creux et autres bosses. Il vacille, nous regarde. Nous demande si on connaît l'histoire du ticket de loto gagnant. Hein pardon. On se regarde, sourires polis. C'est l'histoire d'un type qui réalise qu'il a un ticket de loto gagnant. Il voit les chiffres qui sortent, il sait qu'il est gagnant. Il sort du bistrot, pense à son ticket gagnant. Il rentre chez lui et demande à sa femme si elle elle a vu le ticket. Si elle sait où est le fichu ticket. Lui dit qu'il espère qu'elle ne l'a pas jeté. La menace presque. Retourne les tiroirs. Fouille les recoins. Jette l'éponge. Claque la porte. La femme attend un peu puis, inquiète pour son mari, ouvre la porte dans l'intention de partir à sa recherche. Il est là dans la cour, sous le cerisier, la ceinture autour du cou. Nous trois parisiens. Choqués. Emus. Je dis bah je croyais que c'était une blague. K. dit elle est triste cette histoire. N. pâlit, regarde ses pieds. On se demande si ce n'est pas pour de vrai. Expérience vécue. Ami du Papi. Ses yeux à lui brillent et courent, nous auscultent. On se dit qu'on est mal tombés, Jour de déprime du Papi. Pleure pas petit. C'est la vie. Mais le Papi nous regarde et insiste. Les deux mains posées sur sa canne, sa tête tourne sur son cou, il nous cherche. Hein. T'en penses quoi de mon histoire. J'sais pas moi. J'vais chialer. Non mais tu veux pas la fin? Les trois cons se regardent, l'air revient dans leurs poumons. La fin? Bah, il chie le type. Accroupi sous son cerisier, la ceinture posée sur sa nuque comme autrefois, il chie pendant que le soleil se couche. Et les parisiens qui se marrent. Bien eus. L'amour qu'ils ressentent pour la finesse du Papi victorieux. La chance qu'ils ont de connaître cette famille d'anthologie. La joie du moment présent si juste. Si cru.

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