Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Paper bird

Elle est un peu comme une bosse, un bout de peau dure né du frottement, une histoire d’articulation. On voit bien aussi qu’elle est sèche, même quand elle luit. Le regard suppliant et le cœur en cendres, elle n’a réussi à tromper personne. Tous les jours, à cinq heures sept, elle sort dans la cour les yeux noyés dans le ciment, agrippés au sol pour échapper aux passants. Longeant les murs de son derrière qui colle elle se fraie un chemin jusqu’à la devanture. Elle s’arrête. Elle renifle. Elle observe et caresse les feuilles de papier alignées. Elle regarde les images et ausculte les noms, sort un ouvrage et plonge son nez entre les pages. Disparue.

Depuis le temps qu’elle fait ça, sa maison de papier a changé. Certains murs battent : il y est question de sentiment. D’autres se replient indéfiniment sur eux-mêmes, menaçant d’absorber le bordel tout entier. En hiver, gondolé de larmes, l’abri s’aplatit. 

Quand on demande aux passants de raconter son histoire ils sourient, indécis. Les plus anciens racontent qu’au début, il n’y avait qu’une plaie. Béante et puante. Le monsieur au balai avoue même avoir essayé de la nettoyer puis de la repousser hors des limites du quartier. Rien à faire, toujours là. La dame aux camélias avoue même avoir essayé de la cacher, puis de la noyer. Rien à faire, toujours là. Et puis un jour, sur la tombe du libraire, elle s’est mise à pleurer. C’est du moins ce que les anciens ont compris quand la femme de ménage du quartier, incapable de la déplacer, a posé l’éponge avant de fuir au Congo. La plaie tremblait et émettait des sons légers et stridents comme une araignée effrayée. Une mama avertie, concierge et tarée du quartier, lui rendit les livres volés. Ceux qu’on lui avait refourgués, ne sachant qu’en faire, à la mort du littéraire. Rapidement, les sons s’évanouirent et la pustule disparut : cachée sous un tas de lettres. Comme la coutume le voulait, les sages se réunirent et décidèrent, d’un haussement d’épaule peu marqué, qu’il en était ainsi. Ravis, tous les habitants du quartier et des alentours se mirent à lui jeter des bibliothèques entières, soulagés de s’en débarrasser. Mais la plaie refusait, se tordait et criait. Il fallait l’amadouer. 

Depuis que la librairie a de nouveau ouvert, sa digestion s’est calmée. Une fois le rituel mis en place, les gens purent chacun leur tour venir remplir le stock et l’observer manger. Ils viennent de loin vous savez, se décharger du passé. Et elle, elle mange, avec une régularité exemplaire. Un enfant a dit un jour qu’elle mangeait pour se souvenir, pour se rassurer. Mais vous savez, les enfants… Nous on est juste heureux d’être enfin libérés.

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