Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa
J’ai relu le passé. Je fais tout le temps ça. Peur de l’avenir, angoisse du présent. Stupeur aussi, d’avoir vécu jusque là. J’ai failli chialer. C’était pas tellement lié à toi. En tout cas pas à cause de toi, presque inconnu. Dans mon cerveau qui tourne en cercles concentriques autour de mon nombril, je m’imagine être un vautour alors qu’en fait, j’ai juste le vertige et je ne sais pas m’éloigner du seul terrain familier : ma chair. Quand j’ai relu et revécu je me suis dit plusieurs choses. D’abord j’ai su que j’avais aimé. Dans les moindres détails. Aussi j’ai vu comme je flippais, gamine désespérée. Je croyais être un concours de circonstance dont le seul attrait aux yeux de vous autres pénis était la bête et facile ouverture de mes jambes. Je remerciais le ciel de vous avoir donné des yeux, à vous autres pénis, capables de désirer mon creux. Je craignais qu’une fois offert, il ne perde tout son intérêt alors je luttais pour vous garder. J’avais trop peur qu’un jour le monde voit enfin quelle imposture j’étais : pire qu’un trou, un simple vide. En attendant, je ramais éperdument. Dans ton cas, le souvenir d’une première fois. Seule et heureuse comme dans une série télé, je créais. A l’acmé de la caricature. Et E. qui arrive, suivi d’un inconnu. Une soirée qui démarre et l’inconnu qui est là, chez moi, parmi ces autres que je qualifie d’amis. Et l’inconnu qui est là. Je crois, comme toujours, qu’il a été question des yeux. Dans ton cas surtout puisqu’ils sont bleus. Aussi parce qu’ils disent. Ensuite tu as toi de tes mots et plus de tes yeux dit quelque chose qui a fait que j’ai voulu. Je t’ai eu facilement et sans encombre. Si facilement que j’ai d’emblé compris une chose : j’étais bel et bien un trou dans un champ d’obus. Il n’y avait rien de particulier si ce n’est ma disponibilité. Je me suis donc décidée à jouer le rôle du trou du moment, ponctuel et gratuit. Mais j’aimais beaucoup le temps. Tu le laissais couler. Je finissais par m’en secouer et j’étais bien. Pas transportée ni passionnée, bien. Mais la nuit, mon sommeil me tuait. Chaque minute de songe à tes côtés me parlait de trahison et d’humiliation. Je me réveillais en sursaut et je te regardais. Tu n’avais pas encore compris, il fallait que j’entretienne le mensonge. Il ne fallait pas que tu voies, pas encore. Alors je m’armais d’une volonté de fer et je faisais n’importe quoi. Je faisais n’importe quoi et je ne savais plus quoi faire. Je voyais deux mondes parallèles. Le premier était plein d’ingrédients parfaits et de perspectives intéressantes. Le deuxième me disait que le premier était hors d’atteinte, surtout pour moi. C’est là que la présence d’autres me rassurait : un jour, quelqu’un m’aimerait. Ce que je n’avais pas compris c’est qu’on ne m’aimerait pas pour moi mais parce que je faisais tout pour. Ce que je n’avais pas compris c’est qu’on aimerait que je joue à ce jeu de rôle et qu’on ne m’aimerait qu’à ce prix. Ce que je n’avais pas compris c’est que le mensonge n’en finirait jamais. Mais cela ne te regarde pas. Je sais mon ambition et la joie d’une vie culturelle. Je sais aussi mon éducation et la tyrannie de l’argent comme seule et unique cause à effet. Je sais aussi le mépris des miens qui fait que je m’interdis d’écouter ce que je devrais entendre. Je sais enfin que je dis trop à trop de gens et que je ferais mieux de fermer ma gueule. Je voulais écrire tu vois. Rédiger des mots justes et parler du monde tel qu’il est, de mon amour débordant. Du supplice du néant. Pendant un temps, j’utilisais l’Autre comme prétexte. Sujet ou destinataire, je déversais toute ma science et ma technique, un peu de mon âme aussi dans des textes étouffants. J’utilisais les bites comme prétextes à ma pulsion littéraire. J’utilisais les bites parce que je ne voyais qu’elles dans les mots imprimés, dans les rayonnages des bibliothèques, derrière le masque des auteurs masculins et féminins. J’utilisais les bites parce qu’il n’y avait pas de lieu pour mes écrits. Parce que je n’avais rien à dire. Surtout parce que je n’en avais pas, pas plus que de couilles. J’utilisais les bites comme d’autres utilisent leurs origines pour excuser une lâcheté méprisable et inhumaine. J’utilisais les bites qui finissaient par me haïr. Et puis un jour, je suis partie. Sans me retourner et sans y repenser une seule seconde. C’est que j’avais commis le pire en m’offrant à celui que je ne désirais pas. J’avais libéré les monstres et allumé les spots : voyez ma réalité. Putride. Le pire c’est que même à ça tu n’as pas réagi. Comme s’il était normal que mon libre accès le soit à tous. Le pire, c’est la fois où j’aurais pu vous rejoindre alors qu’il n’y avait que toi qui comptais. Le pire c’est que celui que je ne désirais pas je l’aimais bien mais pas comme ça. Le pire c’est que celui que je ne désirais pas voulait assez de moi pour tenter de me convaincre de ses avantages. Et pendant tout ce temps, cette journée où chez moi il me parlait de ça, je pensais à toi. Je ne comprenais pas. Ce que je savais, c’est que j’avais déjà trop parlé. Je savais aussi que d’autres trous plus puissants que le mien t’avalaient. Il y avait ton passé dont je craignais n’être qu’une pâle copie. Il y avait tes absences aux moments les moins bien choisis. Il y avait le délire total de ma vie. Il y avait la spirale infernale et la mort qui rôdait.

Aucun commentaire: