Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Patricia

"When I was done, she (confused, her entire life upset, metaphysically amazed at me, passionate in her immaturity) called her folks in Kansas City, & went with me to a park (it was just getting dark) & I banged her; I screwed her as never before; all my pent up emotion finding release in this young virgin (& she was) who is, by the way, a school teacher! " Neal Cassady, March 1947 

Elle n’avait pas tellement eu le choix, Patricia. C'était dans le bus Greyhound qui reliait Baltimore à Chicago - changement à Cleveland. 17h35 minutes de trajet.

17h35 qu’elle se disait, avec son café dégueulasse payé 50 cents à la machine – seul objet animé du hall puant la javel et les années 90. Elle remuait le sucre accumulé au fond du gobelet avec la touillette en plastique qu’était sortie de la machine une fois la pisse de faux café terminée. Les étoiles tatouées sur son poignet semblaient vaciller au rythme du mélange. Elle était distraite. La veille, Chet lui avait dit qu’elle pouvait aller se faire mettre. Elle avait trouvé ça con et violent comme réaction. C’était pas tellement de sa faute à elle si aucun mot ne pouvait rester en elle. Si elle n’était qu’un transit d’information, un énorme œsophage sans aucune zone de stockage. Tout ce qu’elle savait, tout ce qu’elle pensait, il fallait qu’elle le sorte. Tant pis pour les répercussions et les orgueils un peu froissés. Alors elle lui avait dit qu’il était à la fois tout et rien. Que c’était passionnant. Qu’elle voyait en lui l’enfant qu’il avait été et l’adulte bedonnant qu’il serait d’ici quelques années. Qu’elle trouvait ça chouette. Elle lui avait dit tous les envers du décor qu’elle voyait dans ses postures. A quel point il lui semblait torturé, tout perturbé. Ça voulait pas dire qu’elle l’aimait. Encore moins qu’elle en voulait, sur le long terme s’entend. Ça voulait rien dire de plus que ce qu’elle disait : le constat d’un état.

Elle était montée dans le bus, obsédée par Chet. Espérant une revanche. Il n’y avait que quelques places de libres. Une à coté d’un hobo, une autre près d’une camée. Un mec, clairement bourré, avait une place sympa au fond. Il avait plus ou moins l’âge de Patricia et on voyait dans ses yeux qu’il était pas bien. De loin, il souriait déjà. Elle n’avait donc pas eu le choix. Les deux premières heures du trajet il a pas parlé mais il y avait dans le silence l’évidence de l’attente. C’était le silence de la force. C’était un truc plus violent encore que les mots de Chet. Patricia se savait coincée. Au début, elle s’en foutait. Et c’est au deuxième arrêt qu’elle a remarqué qu’elle sursautait. Qu’elle espérait qu’il ne descendrait pas là. Qu’elle avait déjà peur de la séparation. Qu’elle ne voulait pas regretter qu’il n’y ait pas entre eux le truc évident qu’il pouvait y avoir. Elle le regardait et transpirait. Elle se demandait s’il la voyait. Elle savait qu’il la voudrait bien. C'était deux longues heures les paumes humides avant qu'il se mette à parler. Cinq langues et autant de diplômes de philosophie. L’amour, la mort. La fulgurance du temps. L’hôtel qui était à côté de la gare routière à Cleveland. Les enfants et la poésie romantique des décadents allemands. Au début l’idée du motel c’était dément puis elle avait oublié à cause de la peur éternelle et du glauque des pulsions primales. Il l’avait fait rêver. Il l’avait bien ouverte, ravie, bavarde, le cerveau en ébullition par toutes ces conversations plus poussées que les insultes de Chet. A un moment silence. Cleveland dans 20 minutes et le regard planté dans le sien. Patricia tremblait. Patricia se foutait de tout sauf du motel. Patricia mouillait comme jamais.

C’est quand il est parti le lendemain sans lui avoir accordé un seul orgasme qu’elle a compris que ce qu’il voulait, c’était pas sa chair, pas son corps, pas ses tripes mais son regard de traînée poétique, désespérée.


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