Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Toxique - Véra

Assis dans le salon, des classeurs éparpillés partout autour. Lumière tamisée, rocking chair et sofa de cuir matelassé. Ils ont un verre de Martini à la main. Elle suce la rondelle de citron de façon élégante. Elle la mordille, elle la lèche, tout en réfléchissant. Elle la tient du bout des doigts, comme s’il s’agissait de la substantifique moelle. Lui est fade. Quand ils parlent, les glaçons tintent dans leurs verres qui brillent particulièrement dans la pénombre de leur discours.

Ils sont deux. Ils parlent mais ne se parlent pas.

Elle : C’est marrant parce que, depuis le début, sur toutes les photos supposées célébrer les joies de la maternité, on voit le même jeu de regards. Oui, l’étreinte est honnête, protectrice. Oui, il y a un air de famille. Mais c’est le naissant qui a le regard implorant, c’est le naissant qui espère. Elle, elle est absente, on voit bien qu’elle assume; mais il y a un ailleurs.

Lui : Elle a toujours été très belle. Ils la prenaient en photo, systématiquement.

Elle : Tu ne lui ressembles pas. Elle-même, d’ailleurs, ne se ressemble pas. On pourrait se demander si elle a existé. C’est un bel objet, tout en fourrures, en escarpins, en cigarettes. Je suis sûre que ses lèvres étaient rouge grenat et sa peau diaphane. Tu vois, sa tête est souvent penchée. Je me demande vraiment ce qu’elle voit dans l’objectif.

Lui : Tu sais, mon père, il a toujours été fier de l’avoir épousée. Il disait qu’elle valait de l’or. Il disait qu’elle ne mentait jamais. Ou peut être qu’il ne disait rien, je ne me souviens plus tellement. Tu as remarqué, on ne le voit jamais.

Elle : On dirait qu’elle est de marbre, sur toutes les photos. Elle illumine les clichés, elle a ce côté sacré. C’est marrant parce que, en réalité, elle a enfanté, elle n’est donc que passage, mais quel passage ! Et puis on l’oublie au bénéfice de ce qu’elle engendre, on la proclame bienheureuse, mère d’un chérubin vers lequel tous les espoirs se portent. Alors que lui, tout ce qu’il voit, tout ce qu’il espère c’est elle, et rien d’autre. Mais le verbe dit l’inverse et le verbe a toute puissance.

Lui : Je crois qu’on ne saura jamais, je me souviens à peine de son odeur. Elle avait cédé à mon caprice, elle avait volé à mon secours. C’était une sainte.

Elle : Elle irradie toujours, elle irradie depuis la première semence. Quand est-elle morte ? Elle est tellement présente sur les photos qu’on aurait peur de la laisser s’échapper. Depuis la première fois que tu m’as sorti ces albums, que tu m’as laissée toucher ces pages et caresser son reflet, j’ai eu peur qu’elle ne s’efface et j’ai su qu’on ne pourrait jamais la saisir. Mais mon verre est vide, il faut partir.

Elle se lève et révèle son ventre bombé.

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